DIRK BOGARDE, UN SI NOBLE ACTEUR
DIRK BOGARDE 1929 - 2009
Acteur Britannique
Peu d'acteurs de cinéma peuvent se vanter d'avoir publié deux autobiographies à succès, deux romans et des poèmes, et d'avoir vendu un dessin au British Museum. Il n'y en a guère non plus qui ont la chance de vivre en Provence dans une ferme du XVIIe siècle, ayant pour seul souci de décliner les propositions qui leurs sont faites. Dirk Bogarde était de ceux-là. Mais on ne s'en étonnera pas si l'on sait qu'il a fait trois carrières extrêmement brillantes.
Dirk Bogarde a toujours tenu à rappeler qu'il s'appelait en réalité Derek van den Bogaerde, que son père, d'origine hollandaise était le critique d'art du "London Times" et dirigeait le service artistique du Times et que sa mère, Margaret Niven, était une comédienne dont les ancêtres avaient brillé sur les planches depuis deux siècles. Il n'était donc pas surprenant que le jeune Dick manifestât très tôt un irrésistible penchant pour les arts et le théâtre : tout enfant, il jouait avec sa sœur Elizabeth des pièces de sa composition devant un auditoire principalement composé d'animaux domestiques...
Dirk Bogarde est né le 28 mars 1921 à Londres, il fit des études artistiques assez poussées à l'University College School de Londres, à la Chelsea Polytechnic School of Art, puis au Royal College of Arts où il eut pour professeurs des artistes aussi éminents que le peintre Graham Sutherland et le sculpteur Henry Moore. Mais, dès l'âge de quatorze ans, Dirk Bogarde avait obtenu un emploi de menuisier dans un théâtre de la banlieue londonienne, où il montra rapidement ses talents de décorateur. C'est également là qu'il obtient son premier rôle en remplaçant l'un des acteurs d'une pièce de J.B. Priestley, "When We Are Married".
En janvier 1941, Dirk Bogarde est enrôlé dans l'armée britannique. Affecté à l'état-major de Montgomery, il participe au débarquement en Normandie et suit toutes les campagnes comme dessinateur de batailles : deux de ses œuvres figurent d'ailleurs aujourd'hui à l'Imperial War Museum de Londres. En 1945, il est affecté au front oriental, notamment à Singapour, puis à Java où il collabore aux émissions de Radio Batavia ainsi qu'aux activités du service de contre espionnage. La guerre terminée, il reste quelque temps sous l'uniforme, ce qui lui laisse le loisir d'écrire des poèmes dont certains seront publiés dans une anthologie de la poésie britannique contemporaine.
La guerre a fait de ce descendant d'une vieille famille aristocratique flamande un être distant et sceptique, parfaitement convaincu des vanités de ce monde. Lorsqu'il sera l'une des vedettes les plus cotées de son pays sa popularité lui sera indifférente, au point de refuser dédaigneusement toutes les mascarades du star system. Dans un important entretien, paru dans la revue "Ecran 74", il fera cette déclaration éloquente : "L'expérience de la guerre m'a beaucoup servi. J'était un jeune acteur, un très jeune acteur, avec la tête pleine de folies. Soudain, le monde entier s'enflamme et j'étais là, au milieu de tout cela. Quand on a vu les choses les plus affreuses, et que l'on survit, que l'on est toujours sur terre, que l'on existe encore, on rend grâce à Dieu d'être toujours vivant. Que demander de plus? C'est là ma philosophie."
De retour à Londres, Dirk Bogarde ne tarde guère à connaître le succès. Il joue "La Corde" à la télévision, puis "Power Without Glory" au théâtre. Son interprétation triomphale lui ouvre les portes des studios, notamment ceux de Hollywood où une compagnie lui propose de changer son nom et de devenir le nouveau "latin lover" du cinéma américain! Evidemment Bogarde ne se laisse pas impressionner par cette offre aussi absurde que mirifique, et c'est finalement avec la Rank qu'il signe un contrat, en 1947. Des années durant, la nouvelle idole des foules britanniques va se battre avec la célèbre compagnie pour être autre chose que "le" Loretta Young du cinéma anglais, selon sa savoureuse expression, et essayer d'imposer un style de jeu un peu moins conventionnel que celui qui demeurait en usage, dans les années 50, dans les studios de Londres. La première partie de sa carrière lui laissera comme un goût de cendre, et ce n'est pas sans quelque mépris qu'il évoquera, plus tard, la plupart des films qu'il a alors tournés.
Tous sont cependant loin d'être indifférents. Dirk Bogarde qui avait signé un contrat avec la Rank Organisation qui lui offrira son premier rôle intéressant dans "Police sans armes" (The Blue Lamp,1950) de Basil Dearden, où il interprète un jeune gangster, est le film britannique le plus populaire de l'année, mais c'est avec "Rapt" (Hunted) en 1952, que la carrière de Dirk Bogarde commence vraiment. Il est excellent dans certains thrillers comme "Blackmailed" (1950) de Marc Allégret, "Un si noble tueur" (The Gentle Gunman,1952) de Basil Dearden et Michael Relph ou "Aventures à Berlin" (Desperate Moment,1953) de Compton Bennett. En outre, son aptitude à incarner des personnages ambigus est manifeste dans "La Bête s'éveille" (The Sleeping Tiger,1954) de Joseph Losey. Deux œuvres, toutefois, méritent d'être plus particulièrement soulignées en raison de leur étrangeté : "The Spanish Gardener" (1956) de Philip Leacock et "Le Cavalier noir' (The Singer not the Song,1960) de Roy Baker. Dans le premier Dirk Bogarde tient le rôle d'un domestique persécuté en raison de l'amitié étroite mais innocente, qui l'unit au fils d'un diplomate. A cette adaptation d'un roman de Cronin, il sera cependant permis de préférer "Le Cavalier noir", très curieux western mexicain où Bogarde, tout de noir vêtu, poursuit de sanglantes expéditions anticléricales de village en village, jusqu'au jour où un curé musclé fait naître en lui un troublant sentiment de fascination. Il convient de signaler que dans la version française du film, toute allusion à l'homosexualité se trouve rigoureusement gommée...Les cinéastes Michael Powell et Emeric Pressburger achevèrent leurs carrières respectives en tournant "Intelligence Service" (Ill Met By Moonlight,1957) avec Dirk Bogarde dans le rôle principal
La carrière de Dirk Bogarde va connaître un tournant avec "La Victime" (The Victim,1961) de Basil Dearden. Le jeu tout en intériorité de l'acteur, son expression ténébreuse et souffrante font en effet merveille dans ce film remarquable, où il incarne un avocat homosexuel victime d'un chantage. Son interprétation, déroutante pour la plupart des spectateurs, de nombreux acteurs avaient d'ailleurs refusé le rôle en raison de son caractère audacieux, aura un retentissement considérable. Et de ce choix extrêmement courageux, Bogarde dira : "Ce fut la décision la plus intelligente de ma carrière cinématographique. L'image de moi qui s'était forgée pendant quatorze ans fut immédiatement brisée en morceaux." Il va s'en dire que le comédien n'en fut aucunement affecté...
Réconcilié avec le cinéma, Dirk Bogarde peut désormais choisir ses rôles et jouer sous la direction des metteurs en scène capables de tirer le meilleur parti de sa personnalité complexe et tourmentée. La première œuvre importante parmi toutes celles qui vont jalonner sa seconde carrière sera "The Servant" (1963) de Joseph Losey. A l'époque où il tournait "La Bête s'éveille", le cinéaste avait déjà envisagé de porter à l'écran le roman de Robin Maugham et de confier à Bogarde le rôle du jeune aristocrate asservi par son valet. Quelque dix années plus tard, le comédien était devenu trop vieux pour ce rôle, et il ne prit celui du valet que pour rendre service à Losey. Dans "Ecran 74", Bogarde a donné d'intéressantes précisions sur les conditions de tournage du film : "Ce fut très facile, ce n'était pas grand-chose. Le script de Pinter était très simple et le film suivait fidèlement le livre. Alors, j'avais bien assimilé le rôle et je l'ai fait comme cela, sans effort particulier. Nous nous sommes beaucoup amusés à faire ce film, car c'est une comédie noire, comme disait Losey, plutôt qu'une tragédie. J'ai moi-même dirigé le film pendant deux semaines, Losey étant alité avec une pneumone. Nous étions en liaison constante, moi sur le plateau, lui dans son lit d'hôpital. A chaque prise, je lui téléphonais et lui expliquais où se trouvait la caméra, sous quel angle nous étions, quel objectif nous utilisions, et je lui demandais si cela allait ou n'allait pas. Lui me donnait son opinion."
Sous la direction de Joseph Losey, Dirk Bogarde va encore tourner "Pour l'exemple" (King and Country,1964) et surtout "Accident" (1967), qu'il considère à juste titre comme son rôle le plus subtil, le plus difficile et le plus réussi avec celui de "Mort à Venise" (Morte a Venezia,1971) de Luchino Visconti. Il faut dire que la rencontre du comédien anglais et du cinéaste italien a été exemplaire. Dans "Les Damnés" (The Damned,1969) et surtout dans "Mort à Venise", la présence obsédante de Bogarde s'accorde admirablement aux nostalgies décadentes et suprêmement vénéneuses de Visconti. Après ce film, Bogarde estimant qu'il n'a plus rien à prouver, songera même à mettre un terme à sa carrière d'acteur et à se consacrer à l'écriture, ainsi qu'à la peinture. John Schlesinger dirigea Bogarde , Laurence Harvey et Julie Christie dans "Darling" (1965) qui était un portrait à la fois réaliste et ironique de l'arrivisme. A noter de la participation de Dirk Bogarde dans deux films de la fin des années 60 "Chaque soir à neuf heures" (Our Mother's House,1967) de Jack Clayton ainsi que du film de Sir Richard Attenborough "Ah! Dieu que la guerre est jolie!" (Oh! What a Lovely War!,1969).
Il fallut toute la personnalité de Liliana Cavani pour le convaincre de revenir sur sa décision. Après "Le Serpent" (1973) d'Henri Verneuil, qu'il tourne uniquement pour s'entraîner, Dirk Bogarde endosse l'uniforme noir du SS romantique et sadien de "Portier de nuit" (Il Portiere di notte,1974). Si Bogarde n'aime pas beaucoup ce film dont iles ambiguïtés ont été, lors de sa sortie très diversement appréciées, il reconnaît volontiers que sa collaboration avec Liliana Cavani fut passionnante.
En fait Dirk Bogarde se déclare alors prêt à travailler avec tous les metteurs en scène pour lesquels il éprouve de l'admiration. N'a-t'il pas dit un jour qu'il rêvait de tourner sous la direction de Robert Bresson? Après Liliana Cavani, c'est Alain Resnais qui lui permet de faire une nouvelle démonstration de son talent. Il y a d'ailleurs longtemps que les deux hommes se connaissent et s'estiment. Avec Bogarde, Resnais devait même réaliser une adaptation de la série des "Harry Dickson" de Jean Ray, ainsi qu'un film sur le marquis de Sade. Si ces projets n'ont pas abouti, "Providence'" (1977) est assurément l'une des œuvres les plus originales et les plus fascinantes que Dirk Bogarde ait jamais interprétées. Onirique, cauchemardesque, ce film d'une beauté et d'une cohérence cinématographiques sans guère d'équivalent dans la production contemporaine laissera au comédien un souvenir inoubliable : "Le travail avec Alain Resnais a été pour moi une chose complètement différente de tout ce que j'avais fait jusqu'à présent. C'est qu'Alain lui-même est un metteur en scène différent. C'est un homme seul. Comme Visconti, il a une puissance de travail, une discipline fantastique. Il est peut-être le seul poète de génie du cinéma d'aujourd'hui." (Ecran 77.)
Lors de la publication du premier volume de ses mémoires, "Une enfance rêvée", Resnais dira : "Je retrouve chez Dirk Bogarde écrivain ce que j'admire chez Dirk Bogarde acteur : cette faculté de construire un rôle comme une sculpture, où chaque plan doit répondre à un autre." Faculté qui sera éclatante, encore, dans le superbe "Despair" (1978) de Rainer Werner Fassbinder. Dirk Bogarde faisait son retour à l'écran douze ans après "Despair" en tournant sous la direction de Bertrand Tavernier "Daddy Nostalgie" (1990) avec Jane Birkin et Odette Laure. En 1984, Dirk Bogarde a été président du jury du Festival de Cannes et décède d'une crise cardiaque le 8 mai 1999 à l'âge de 78 ans.
*Affiches-cine * Cinetom
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