LUIS BUNUEL, LES OBSCURS OBJETS CINÉMATOGRAPHIQUES
LUIS BUNUEL 1900 - 1978
Cinéaste, Scénariste, Producteur Espagnol naturalisé Mexicain
Discret, voire pudique, d'une totale intégrité morale et intellectuelle, Bunel fut pourtant, cinquante ans durant, l'homme le plus scandaleux du septième art par le combat qu'il mena contre tout ce qui s'oppose à la liberté de l'homme. Luis Bunuel naquit le 22 février 1900 à Calanda, petite bourgade espagnole de la province de Teruel, célèbre pour sa procession de tambours du Vendredi saint (leurs puissants et mystérieux battements rythmeront plus tard plusieurs films du cinéaste).
Aîné de sept enfants d'une famille très catholique de la bonne bourgeoisie, son père ayant fait fortune à Cuba. Luis Bunuel mena une enfance heureuse à Saragosse; où ses parents s'étaient installés. Elevé de huit à quinze ans chez les jésuites, il fut, à l'en croire, assez bon étudiant quoique fort indiscipliné.
La fréquentation intensive des hommes en soutane noire marqua à jamais Bunuel : elle développa en lui un anticléricalisme qui ne se démentit jamais. A la sortie du collège, il s'inscrivit en agronomie à l'université de Madrid avant de s'orienter vers la philosophie et la littérature. Là, il allait côtoyer toute une génération très remuante, dont les plus fortes personnalités avaient pour nom Federico Garcia Lorca et Salvador Dali. Les trois hommes devinrent rapidement inséparables. Fascinés par les courants d'avant-garde, ils se livraient alors, avec l'enthousiasme de la jeunesse, à toutes sortes d'expériences artistiques.
En 1925, réalisant un projet qui lui tenait à coeur, Bunuel arrivait à Paris; dans un premier temps, il y rejoignait la colonie artistique espagnole tout en fréquentant assidûment les salles obscures, où il découvrait, ébloui, les films de Pabst, Stroheim, Murnau, Lang... Décidé à faire du cinéma, il réussit à se faire engager comme assistant par Jean Epstein sur le tournage de "Mauprat" (1926). La collaboration des deux hommes s'arrêta peu après ce film : au grand courroux d'Epstein, Bunuel avait non seulement refusé d'assister Abel Gance pour les prises de vues d'un bout d'essai, mais il avait surtout osé déclarer qu'il trouvait le réalisateur de "Napoléon" (1927) "pompier". C'est à la suite de cet incident qu'Epstein devait mettre en garde le jeune et bouillant aspirant cinéaste : "Méfiez-vous. Je sens en vous des tendances surréalistes. Eloignez-vous de ces gens-là."
C'est avec "Un Chien andalou" (1928) que Bunuel allait être admis, avec son ami et coréalisateur-scénariste, dans lequel il trouva d'emblée sa véritable appartenance intelectuelle. Même s'il s'écarta par la suite de Breton et de ses émules, cinquante ans après il reconnaissait sa dette envers eux dans ses passionnants souvenirs "Mon dernier soupir" : "Quelque chose était dans l'air, comme il arrive toujours. Mais j'ajoute aussitôt, en ce qui me concerne, que ma rencontre avec le groupe fut essentielle et décida du reste de ma vie."
Qui mieux que Bunuel pourrait parler de la genèse de ce film inclassable, devenu depuis, un des monuments du septième art ? "Ce film naquit de la rencontre de deux rêves. En arrivant chez Dali, à Figueras, invité à passer quelques jours, je lui racontai que j'avais rêvé, peu de temps auparavant, d'un nuage effilé coupant la lune et d'une lame de rasoir fendant un oeil. De son côté, il me raconta qu'il venait de voir en rêve, la nuit précèdente, une main pleine de fourmis. Il ajouta : "Et si nous faisions un film en partant de ça." Moins d'une semaine après le scénario d' "Un Chien andalou" était prêt, le financement de la réalisation étant assuré par la propre mère de Luis Bunuel.
Présenté aux "Ursulines" devant le groupe surréaliste au grand complet et la fine fleur de l'intelligentsia parisienne, le film souleva un enthousiame délirant immédiatement suivi d'une poussée de haine à la mesure de cet enthousiame. Là où Breton voyait "un désespéré, un passionné appel au meurtre", d'autres hurlaient à la provocation gratuite et à l'obscénité. Autre cinéaste par qui le scandale arriva, Jean Vigo écrivit à propos du "Chien andalou" : "Elle est soumise à rude épreuve notre veulerie qui nous fait accepter toutes les monstruosités commises par les hommes lâchés sur la terre, quand nous ne pouvons supporter sur l'écran la vision d'un oeil de femme coupé en deux par un rasoir. Serait-ce spectacle plus affreux que celui offert par un nuage voilant la lune en son plein?"
Financé par le mécène Charles de Noailles, "L'Age d'or" (1930) allait déchaîner une bataille plus violente encore que celle provoquée par "Un Chien andalou". Cette fois, les ligues de de droite montèrent en première ligne, bombardantla salle de pétards, cassant les fauteuils, lacérant les oeuvres surréalistes exposées dans l'entrée. Au bout de six jours d'exploitation et de tapages ininterrompus, le préfet Chiappe frappait le film d'interdiction : elle devait durer cinquante ans !
En désaccord avec Dali (brouille qui fut bientôt suivie d'une rupture à vie), Bunuel assuma seul la réalisation de "L'Age d'or". Véritable cataclysme d'images où le bizarre le dispute à l'horrible, le blasphème à l'humour noir, "L'Age d'or", placé sous le signe de Sade et de Lautréamont, est la subversive et la plus lyrique célébration de l'amour fou cher aux surréalistes : contre les amants triomphants (Gaston Modot et Lya Lys), la société terrorisée et pourrissante lâche tous ses chiens, grands et petits-bourgeois, clergé, police...
Indifférent au scandale de "L'Age d'or", Bunuel partit en Espagne pour tourner son troisième film : "Terre sans pain" (Las Hurdes,1932), terrifiant témoignage, fondamentalement surréaliste, sur une des régions les plus déshéritées de son pays. "Sans pudeur, sans ostentation non plus, en évitant toute déclamation et tout prêche, Bunuel a filmé le ventre creux de la plus horrible misère. (Ado Kyrou, "Le Surréalisme au cinéma"). C'est alors que le cinéaste, pourtant au faîte de la célébrité, acceptait d'obscurs travaux de doublage pour des compagnies américaines, supervisant d'éphémères projets de production espagnols, collaborant aussi à des documentaires sur la république espagnole. La fin de la guerre civile le surprenait aux Etats-Unis, où il tentait vainement de travailler à Hollywood. En 1943, alors qu'il avait obtenu un poste au musée d'Art moderne de New York, il choisit d'en démissionner : le représentant des lignes catholiques américaines avait menacé le musée des pires représailles si l'on n'en chassait pas ce suppôt de l'Antéchrist. A bout de ressources, Bunuel acceptait d'aller travailler au Mexique.
Artisan accompli, mettant son point d'honneur à respecter les maigres budgets qui lui étaient alloués, Bunuel se lançait dans toute une série de travaux alimentaires tout en leur insufflant son style et sa personnalité. Certains donnèrent lieu à de véritables chefs-d'oeuvre, tel "Los Olvidados" (1950), constat désespéré et hallucinant sur la délinquance dans les banlieues de Mexico? Jugeant son film déshonorant pour leur pays, les groupes de pression mexicains essayèrent de faire expulser Bunuel, mais, entre-temps, le film avait été honoré par le Festival de Cannes. On se souviendra également de "El" (1953), analyse grinçante d'un cas de jalousie pathologique, de "Robinson Crusoé" (1954), aussi intelligent qu'insolite, et de la comédie d'humour noir "La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz" (Ensayo de un crimen,1955); "Nazarin" (1958), fable ironique et émouvante sur l'impossibilité de vivre le message du Christ, dominant de très haut toute cette production.
Si l'on excepte trois films français comme "Cela s'appelle l'aurore", "La Mort en ce jardin", tournés en 1956 et "La Fièvre monte à El Pao" (1960), le grand retour européen de Bunuel eut lieu en 1961 avec "Viridiana", tourné en Espagne pour un producteur mexicain qui lui avait laissé carte blanche. Après vingt-quatre ans d'exil, Bunuel naturalisé mexicain depuis dix ans, revenait en Espagne franquiste. Ceux qui croyaient que l'ancien enfant terrible du cinéma s'était assagi durent déchanter : une fois de plus l'irréductible Bunuel, "mangeant la main de son mécène", provoquait le scandale. L'Espagne catholique et franquiste ne supporta pas le ton joyeusement blasphématoire de "Virdiana", et, malgré la caution internationale que lui conférait la Palme d'or cannoise, le film était interdit en Espagne.
"L'imagination est notre premier privilège. Inexplicable comme le hasard qui la provoque. Toute ma vie je me suis efforcé d'accepter les images compulsives qui se présentaient à moi." Cette profession de foi du grand cinéaste allait trouver une superbe illustration dans les obscurs objets cinématographiques qu'il conçut durant les quinze dernières années de sa carrière. Après "L'Ange exterminateur", réalisé en 1962 au Mexique, dans lequel une assemblée de grands bourgeois est mystérieusement pris au piège du salon où ils sont réunis, Bunuel, associé au producteur Serge Silberman et au scénariste Jean-Claude Carrière, réalisait en France, coup sur coup des chefs-d'oeuvre d'une liberté et d'une invention sans égales dans l'histoire du cinéma.
De "Belle de jour" (1967), produit par les frères Hakim, étude de l'aliénation sexuelle à travers un beau portrait de femme à "Cet obscur objet du désir" (1977), sorte de réplique à "L'Age d'or", en passant par "La Voie lactée" (1969), "Le Charme discret de la bourgeoisie" (1972) et "Le Fantôme de la liberté" (1974), Bunuel poursuit de sa rage inassouvie tout ce qui fait obstacle à la liberté de l'homme : le fanatisme religieux (nous y sommes à nouveau au 21ème siècle...), la morale conventionnelle, la suffisance des nantis... A noter, sa réalisation de "Tristana" (1970) avec Catherine Deneuve et Fernando Rey est une réussite absolue.
Familier de la mort avec laquelle il entretint dans sa vie et dans ses films de fascinants rapports de haine, d'amour et de mépris, Luis Bunuel disparaissaitle 29 juillet 1983, à l'âge de 83 ans. Suprême ironie, ce cinéaste qui n'a tour que deux films dans son pays natal était alors encensé par toute la presse espagnole comme le plus grand de ses réalisateurs.
_______________________