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11 septembre 2021

RAYMOND ROULEAU, DE LA VIRTUOSITÉ A LA DÉSESPÉRANCE

         

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          RAYMOND ROULEAU           1904 - 1981

          Comédien, Cinéaste Français

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Voici le polyvalent du spectacle. Celui qui partout sait tout faire. Tour à tour ou en même temps : acteur, metteur en scène, décorateur, musicien, auteur avec une minutie et un orgueil d'artisan dont il se targuera toujours, repoussant l'esthétisme, adepte convaincu du travail d'équipe.

Exigeant avec ceux qu'il a choisis car parfaitement sincère, lui-même, dans son travail, tout en étant jamais touché par ses réalisations qui le laissent insatisfait. C'est un mouvement perpétuel. Dans sa jeunesse, il saute de Bruxelles, qui l'a vu naître le 4 juin 1904, à Paris qui l'accueille. Mouvement d'horlogerie que le Minotaure définit dans un "Emporte-Tête" de L'Ecran français : "Il est sans répit, sans une défaillance, sans un pli, sans mollesse, ne marque pas la moindre hésitation, n'a pas un moment flou, ne se trouble jamais. Il ne séduit pas, il dompte, en proie à un victorieux complexe de supériorité.

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Autant dire que les personnages qu'il impose au fil de son parcours -surtout à partir de 1942 -reflètent sa personnalité à peine accentuée. Du coup les hommes ne l'aiment guère : sa promptitude, son insolence, son cynisme et sa légèreté ironique leur font grincer des dents. Les dames admirent son assurance, presque sa forfanterie. Son ascendant les charme, plus que son physique sans réelle beauté : bouche mince dans un visage un peu massif, pourvu d'un nez qu'on disait de boxeur. Ce n'est pas un Adonis, c'est un mâle solide, certain de son attrait dont il use et abuse. C'est aussi un artiste conscient de sa finesse.

Il est hors de question de retracer son aventure théâtrale. Disons simplement qu'elle a débuté très vite. Dès dix-sept ans. Ayant fondé avec le poète Norge le Groupe Libre, il accueille Cocteau et Ribemont-Desseignes. L'année suivante, il prend la direction du théâtre du Marais où il reste quatre ans et s'enthousiasme pour Stève Passeur et Marcel Achard. Celui-ci l'envoie à Paris chez Dullin qui l'installe pour trois ans (1927-1930) à l'Atelier. Pensionnaire trop surréaliste, Rouleau se réfugie chez Pitoëff où il joue Hamlet. De retour à Bruxelles et de nouveau au Marais il révèle l'oeuvre de Brückner : "Le Mal de la jeunesse". Paris en 1932 ovationne la pièce et les nouveauxc acteurs : Madeleine Ozeray, Jean Servais, Lucienne Bogaert, Tania Balachova. Raymond Rouleau va dès lors courir d'un théâtre à un autre, réglant les mises en scène.

Dès la fin du muet il s'engage dans le cinéma. En 1930, Henri Storck lui réserve le premier rôle d' "Une Idylle à la plage", ornée de références surréalistes, filmée à Ostende. Ce qui le console d'un rôle coupé au montage de "L'Argent" (1929) de Marcel L'Herbier. Il apparaît dans un court-métrage photographié par Storck, filmé par Pierre Charbonnier : "Ce soir à huit heures" (1930). "Je me rappelle très bien qu'au cours de péripéties nettement surréalistes je devais sauter tout habillé d'un pont de chemin de fer dans un canal, tenant à la main un parapluie ouvert et le visage passé au cirage noir..." (Francis Bollen, Histoire authentique du cinéma belge, Ed. Memo et Codec, Bruxelles 1978)

Le cinéma va s'intéresser d'autant plus à lui que le comédien s'installe derrière la caméra pour se filmer lui-même. Avec la collaboration de Léo Joannon il réalise "Suzanne" (1932) où il arbitre le ping-pong des pièces de Stève Passeur : une femme subjuguée par un homme qui veut la dompter, résiste, s'éprend d'un secrétaire aux dents longues et joue avec son despote une partie de cache-cache dont aucun ne sort gagnant. Le film est apprécié et on juge l'interprète habile, nonchalant et sobre. L'an d'après, nouvelle tentative : étude du remords chez une femme qui a tué la maîtresse de son mari. Le crime est imputé à triste sire, mais l'époux à des doutes et regarde sa compagne ravagée par le souvenir du meurtre. La réalisation et l'interprétation d' "Une Vie perdue" (1933) sont jugées mieux qu'honorables.

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La mise en scène cinématographique le tentera toujours, en y figurant parfois. Il n'apparaît pas dans "Rose" (1935), nouvelle idylle à la plage, non plus dans les fraîches vagues d'Ostende, mais sur le sable de Saint-Tropez. C'est une histoire simple où se joue le bonheur d'une estivante un peu légère et d'un chauffeur dont l'autocar baptisé Rose souffre d'une redoutable concurrence. Film de vacances, non dépourvu d'arrière-plans. Rouleau ne disait-il pas déjà que seuls les sujets à résonances humaines et sociales le touchaient. "Le Messager", pièce d'henri Bernstein, lui procure en 1937 le plaisir de diriger des acteurs de la taille de Jean Gabin et de Gaby Morlay, voire de Jean-Pierre Aumont. Il vante la poésie du thème : à force d'entendre dans la nuit coloniale un de ses collègues évoquer sa femme restée à Paris, un jeune homme partage l'obsession du mari. De retour en France, chargé d'un message à la bien-aimée, il en devient l'amant, mais finit par se suicider. La critique, élogieuse pour la pièce, se montre réticente pour le film. L'intrigue paraît allongée, alourdie, encombrée. Deception qui explique l'arrêt des réalisations de Raymond Rouleau.

Il n'enchaîne qu'en 1945, d'ailleurs contraint, forcé et masqué. Bernard Roland doit le diriger dans "Le Couple idéal". Plaisant scénario racontant sur le mode parodique et sautillant les rivalités de deux compagnies cinématographiques spécialisées dans le sérial et les films d'épouvante et luttant (tous les coups sont bons) pour que leurs vedettes respectives décrochent le titre envié de couple idéal. Bernard Roland tombe malade. Rouleau accepte de mener à bien le scénario en assumant, nouveau Frégoli, un double rôle et différents personnages. Il s'en donne à coeur joie, se moque de la gestuelle des acteurs de 1912, s'amuse des maquillages excessifs, des toilettes excentriques. Il multiplie les gags et découpe le film en une multitude de tableaux trépidants où se télescopent Denise Greyn Sinoël, Yves Deniaud, Roger Blin et, presque débutante, Simone Signoret en soubrette.

Absorbé par son travail théâtral et ses interprétations cinématographiques, il ne revient à la réalisation qu'en 1956, tout en assumant le rôle du procureur dans "Les Sorcières de Salem". Succès d'estime qui vise avant tout la pièce d'Arthur Miller interprétée la plupart de ses créateurs. Prenant appui sur les ignominies du mac carthysme, dénonçant l'intolérance, le film défloré par les représentations théâtrales, perd de son impact et souffre d'un travail rigoureux mais apparent auquel manque une déchirante spontanéité. La difficile transposition en 1961 d'un ballet : "Les Amants de Teruel", entourée de mille soins, d'une attention pointilleuse, aboutit à un échec. Rouleau arrête là ses investigations de cinéaste.

Son trajet d'acteur ne lui procure que des satisfactions. Qu'il apparaisse en 1932 dans "La Femme nue" d'après Henry Bataille, réalisé par Jean-Paul Paulin, la critique égrène ses épithètes : mince, sportif, naturel, sobre, intelligent et fin. Peu de temps après il joue à Prague le traître de "Volga en flammes" (1933) de Tourjansky. Enfoui dans des fourrures, on voit briller l'éclair blanc de ses dents, l'éclair sombre de ses yeux et les chroniqueurs soulignent qu'il sait s'éloigner des traditions de l'officier fourbe. Ensuite passage obligatoire à Berlin. Paul Gilson note dans sa critique de "Vers l'abîme" (1934), double version signée par Hans Steinhoff et Serge Veber. Il est vrai que le sujet n'est pas gai. Faux et usage de faux, la mort au bout du chemin. Il se détend grâce au "Coeur dispose" (1936) de Georges Lacombe en peignant à l'aquarelle un rôle de convention; mais il piétine avec "Donogoo" (1936) de Reinhold Schünzel et Henri Chomette : Jules Romains qui croyait au cinéma est trahi par l'adaptation de sa pièce qu'on pouvait croire mûre pour l'écran.

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De retour à Paris, il campe, bien disant, l'avocat de Madame Lafarge dans le film de Pierre Chenal "L'Affaire Lafarge" (1937); s'essaie dès 1938 aux prouesses d'un journaliste en plein "Drame de Shangaï" (1938) de G.W. Pabst. Assez incolore dans "Conflit" (1938) de Léonide Moguy, il prend sa revanche lorsque Pierre Fresnay le désigne pour compléter le quatuor à priori gagnant du "Duel" (1939). Il tient sa partie en comédien consommé qui ne faiblit ni devant les affrontements surannés d'une pièce signée Lavedan, ni devant la coalition Raimu, Fresnay et Yvonne Printemps.

L'Occupation installe Raymond Rouleau dans le vedettariat. Dix films en quatre ans, dont un chef-d'oeuvre et une demi-douzaine d'oeuvres brillantes qui lui permettent d'imposer son personnage. Christian-Jaque en 1941 l'introduit d'abord châtelain mystérieux, dans les rêveries policières de Pierre Véry "L'Assassinat du père-Noël", puis la même année, bourreau des coeurs; il en fait l'enjeu de deux soeurs "Premier bal" : blessé par celle qu'il a choisie, il blessera celle qu'il aime secrètement. Rôles nuancés, développés avec tact et une légère froideur. Jacques Becker table sur sa vitalité et son exubérance : "Dernier atout" (1942) active la rivalité entre deux aspirants policiers dans un hypothétique pays d'Amérique du Sud. L'action se resserre dans la bonne humeur autour d'un chef de bnde et d'une femme fatale. On découvre Raymond Rouleau, piaffant et bondissant qui distille l'ironie et conte fleurette en dépit de tous les dangers. Il va affiner, peaufiner, user et abuser de cette image caracolante sans lasser son public. 

Le triomphe de "L'Honorable Catherine" (1942) de Marcel L'Herbier l'entraîne dans la sillage d'Edwige Feuillère, à la même allure et aussi adroitement. Ce film est un agréable cadeau, mais peut-être empoisonné : "Le succès de "L'Honorable Catherine" m'a entraîné dans une suite ininterrompue de rôles légers et brillants. La spécialisation est une solution de facilité qui empêche le comédien de changer constamment de visage et de comportement."  "Le Secret de madame Clapain" (1943), incontestable réussite en mineur de Berthomieu, le lance dans une enquête provinciale. Il la mène avec une autorité telle qu'il écrase de sa présence les autres protagonistes. Il célèbre discrètement le sempiternel retour à la terre en donnant bonne figure au fils prodigue de "Monsieur des Lourdines" (1943) de Pierre de Hérain qui, ayant jeté sa gourme, rentre au domaine familial pour le faire prospérer et écouter accessoirement son vieux père jouer du violon. Mieux vaux revenir au canular à triple détente de "L'Aventure est au coin de la rue" (1943) : réussite populaire de Jacques Daniel-Norman. Plaisantin à la langue bien pendue qui se trouve un jour pris au piège de ses mystifications et obligé de composer avec une bande de  gangsters. Epreuve dont il sort plus claironnant que jamais.

La Libération se précise et Jacques Becker commence le tournage de "Falbalas", document d'époque sur certains aspects de la vie parisienne en 1944. Le beau Clarence dirige à la baguette la maison de couture qui porte son nom. Il collectionne aussi les bonnes fortunes avec une muflerie évidente. L'irruption dans sa vie de Micheline, ravissante provinciale, le subjugue. Elle est fiancée à son meilleur ami, il en fait sa maîtresse. Rebutée par son cynisme, elle s'échappe et le tient à distance. L'image de Micheline se fixe en lui; la folie monte, le dévaste, le détruit. Il se jette par la fenêtre en pressant contre lui le mannequin revêtu de la robe de mariée destinée à Micheline. Il fallait exprimer les sucs et les nuances d'un rôle à facettes. Dès le début l'artiste laisse percevoir sous l'arrogance le grain de folie. Le malaise s'installe. Un artiste du Tout-Paris s'écaille, s'effrite, s'effondre. Raymond Rouleau passe de la virtuosité gratuite à la désespérance absolue, mutilant et brisant la statue modelée pour sa propre satisfaction.

Ses films ultérieurs "Dernier refuge" (1946) de Marc Maurette; "Vertiges" (1946) de Richard Pottier, "Une Grande fille toute simple" (1947) de Jacques Manuel, où il campe un sarcastisque metteur en scène, souffrent évidemment de l'éclat de "Falbalas". L'arrivée de l'irrésistible Georges Masse, journaliste-détective taillé à sa mesure lui redonne l'élan et surtout le rend populaire. La critique suit à la trace le reporter, toujours léger, plutôt blasé, sans cesse papillonnant, dédaigneux des combats mais ferme en ses amitiés. Nestor Burma des Beaux Quartiers, il se fraie un chemin avec élégance parmi une faune de sac et de corde qu'il considère avec un certain mépris. Peter Cheyney n'est pas loin non plus et son punch marque les divertissements d'André Hunebelle "Mission à Tanger" (1949); "Méfiez-vous des blondes" (1950); "Massacre en dentelles" (1951).

Mais que peuvent bien penser "Les Femmes sont folles" (1950) de Gilles Grangier, ou "Tapage nocturne" (1951) de Marc-Gilbert Sauvajon, ou "Les Intrigantes" (1954) de Henri Decoin, au regard de "Gigi", montéee en 1951 à New York avec Audrey Hepburn, de "Cyrano de Bergerac", joué par Gino Cervi à Milan en 1953, de ses visions de Tennessee Williams "Un Tramway nommé Désir" (1949), et "La Descente d'Orphée" (1959), de "Ruy Blas à la Comédie-Française, du "Songe de Strindberg" dans le même théâtre, de "Carmen" à l'Opéra et du Grand Prix de la mise en scène qu'il obtint pour sa présentation au théâtre Sarah Bernhardt des "Sorcières de Salem" (1954) ?

A l'écran, une de ses dernières apparitions coïncide dans "La Grande frousse" ou "La Cité de l'indicible peur" (1964) de Jean-Pierre Mocky avec celles de deux autres vétérans Jean-Louis Barrault et Victor Francen. Une époque s'effaçait avec ces monstres sacrés. Un phénomène. Attachant comme tous les phénomènes. N'est-ce pas Nino Frank qui le décrit ainsi dans le no115 de l'Ecran français : "Regardez-moi bien, je n'ai rien. Et par un triomphe de l'intelligence je vais réussir mon numéro. Je vais demeurer absolument impassible et vous allez frémir...il me suffira d'aboyer avec justesse un mot et vous serez conquis...Il me suffira de renifler très légèrement après ma réplique et vous applaudirez...Pourquoi ? parce que je suis parfaitement sincère. Moi j'y crois." 

Le 31 juillet 1970, il s'est remarié à Françoise Crémieux. Il a eu deux enfants. En 1971, il a obtenu le grand prix Dominique de la mise en scène. Il a été Chevalier de la Légion d'Honneur. Raymond Rouleau est mort à Paris le 11 décembre 1981 à l'âge de 77 ans.     

Extraits de "Noir&Blanc de Olivier Barrot et Raymond Chirat -Editions Flammarion 

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