JULES BERRY, UNE INSAISISSABLE FANTAISIE
JULES BERRY 1883 - 1952
Comédien Français
Voici qu'arrive avec Jules Berry le moment de l'excès. En leur honneur, un postulat : avec Michel Simon, Jules Berry a été le plus grand acteur de son temps. Comme Simon, il fut davantage encore une légende et une histoire, adoptées comme telles par les heureux dramaturges et cinéastes qui comprirent qu'une figure de cette ampleur ne se scinde pas, qu'en lui Diderot et Pirandello réconcilient le comédien, son paradoxe, son personnage.
Une pareille souveraineté échappe aux mots, et si celui de "moderne" vient sous la plume, c'est par défaut. La modernité de Berry, c'est un amour du jeu, à tous les sens du terme, poussé si loin que le jeu lui-même se dissolvait devant la vie. Berry détestait cet écart, vivant pour le jeu, jouant pour la vie. Le plaisir unique qu'il nous offre, si fervent, si intense, si facile à éprouver, n'a jamais cessé d'être le plus contemporain.
Jules Paufichet était né à Poitiers le 9 février 1883, de parents quincailliers. Du goût pour le dessin et pour les vers : au lycée Louis-le-Grand, il écrit avec son condisciple Paul Géraldy une pièce qu'il met en scène et interprète, "Le Biniou". Architecte diplômé des Beaux-Arts, le hasard à qui il allait vouer son existence le fait entrer chez Antoine, passer à l'ambigu, servir de doublure à André Brulé lors d'une tournée à Lyon. Remarqué par l'auteur dramatique belge Fonson, le voilà pour douze ans son interprète à Bruxelles, celui aussi de Tristan Bernard, Feydeau, Flers et Caillavet. De passage sur les scènes parisiennes avant la guerre, il fait un tour au cinéma dans "Cromwell" (1911) d'Henri Desfontaines, il avait auparavant était figurant dans "Tirez s'il vous plait" en 1908. Mobilisé, il reçoit la croix de guerre, et revient définitivement à Paris.
En 1920 commence pour lui une des plus éblouissantes carrières qu'on ait vues au boulevard. Pendant une douzaine d'années, jusqu'à ce que le cinéma l'absorbe complètement, Jules Berry s'égale à Max Dearly, à André Lefaur, à Victor Boucher. Avec Mistinguett, Maurice Chevalier, Jane Renouardt, Rip, Yvonne Printemps, il est un des rois de Paris. Il crée près de trente pièces écrites sur mesure par Alfred Savoir et Félix Gandera, Yves Mirande, et André Birabeau, Henri Duvernois et Marcel Achard, Louis Verneuil et René Saunier. Le Palais-Royal, La Renaissance, les Capucines, la Potinière, les Mathurins, les Variétés, la Madeleine se disputent le couple que Jules Berry forme successivement à la scène avec Charlotte Lysès, Jane Marken et Suzy Prim. Avec cette dernière, dont il partage la vie, les explications conjugales se poursuivent sur le plateau, en une gerbe d'improvisations brillantes qui font la joie des échotiers et du public. "M. Jules Berry est éblouissant, inépuisable comme un feu d'artifices. Il fuse, il monte, il pavoise et puis se glisse dans la nuit, revient, pétarade, repart. Ce n'est plus un fantaisiste, c'est Fantasio. Esprit, jeunesse, ce qu'il faut de tendresse et pas plus qu'il n'en faut car les acrobates n'ont pas le droit de s'alourdir. Enfin le comédien le plus original le plus séduisant de Paris."
Dix années ont passé lorsque le cinéma devenu parlant s'empare d'une telle virtuosité. Il ne le lâchera plus, et Berry aura tourné près de cent films en vingt ans ! un record !, dont la moitié entre 1935 et 1939 : en 1936 il apparaît dans onze films, dont onze autres en 1937, dont onze encore en 1938 ! Parmi ce formidable tableau du théâtre enregistré bien sûr, beaucoup d'histoires policières et d'aventures, un nombre très honorable de bons films dont la qualité la plus évidente est au reste l'interprétation de Jules Berry. L'acteur, pris par le jeu, ne refuse rien, parcourt les scénarios, les transforme à sa convenance et selon son inspiration. Le public captivé jubile dès qu'apparaît la singulière silhouette : costume sombre, cravate claire, chemise blanche aux poignets retournés sur le veston et cette voix éraillée, ce sourire charmeur ou fripouille, cette gestuelle des mains au gilet, à la taille, vire-volantes.
S'insinuer dans une filmographie aussi profuse, c'est recenser tout le cinéma français, dans ses courts-métrages comme dans ses chefs-d'oeuvre, parmi ses plus grands auteurs et ses plus obscurs tâcherons. Au risque de l'injustice, citons quelques titres, "Baccara" (1935) nous plut parce qu'Yves Mirande réunissait Jules Berry et Lucien Baroux, anciens combattants de 14 qui ne parvenaient pas à s'adapter à la vie civile, "Monsieur Personne" (1935) de Christian-Jaque et "Arsène Lupin détective" (1937) de Henri-Diamant Berger font de Jules Berry un parfait gentleman cambrioleur. "Cargaison blanche" (1936) de Robert Siodmak fixe l'image de Berry en ignoble. Dans "Les Loups entre eux" (1936) de Léon Mathot, il est un policier au service de la France dans une captivante affaire d'espionnage très marquée par son temps, et son commissaire Raucourt semble s'amuser autant que nous.
Pour "Rigolboche" (1936) de Christian-Jaque, Jules Berry flambe avec esprit en compagnie de Mistinguett et d'André Lefaur alors que dans "Le Voleur de femmes" (1936) d'Abel Gance, il est l'affreux séducteur par excellence, Génial "ringard" accouplé à Michel Simon "Le Mort en fuite" (1936) d'André Berthomieu, fabuleux pianiste de "L'Habit vert" (1937) de Roger Richebé, ce" chef-d'oeuvre paré également de la présence d'Elvire Popesco, de Victor Boucher et d'André Lefaur, aventurier sans scrupule d'"Hercule" (1937) d'Alexandre Esway ou de "Derrière la façade" (1939) de Yves Mirande, il est, avec quelques excès, le génie du mal des "Visiteurs du soir" (1942) de Marcel Carné, ajoutant une verve bien venue à ce film gourmé. Cynique et veule dans "Marie-Martine" (1942) d'Albert Valentin, il s'était fait bizarrement la tête d'André Gide. "Le Voyageur de la Toussaint" (1942) de Louis Daquin et "L'Homme de Londres" (1943) de Henri Decoin prouvaient que le monde interlope de Simenon, pourvu qu'il fût proprement compris, ne lui était pas étranger. "Portrait d'un assassin", stupéfiant film noir, brutal, nocturne, pluvieux de Bernard Roland (1949), où il n'était plus qu'un comparse, fut sa dernière oeuvre marquante. Et Batala du "Crime de M. Lange" (1935) de Jean Renoir et Valentin du "Jour se lève" (1939) de Carné. Jamais Jacques Prévert ne comprit mieux un interprète, qui se permit d'ajouter son lustre propre à l'éclat déjà rare des dialogues. En un étonnant renversement, Berry qui au théâtre triomphait dans le vaudeville, atteint son apogée au cinéma dans une perversion que seule la mort peut sanctionner.
Berry le flambeur jouait pour perdre, comme tous les vrais joueurs. Toujours fauché mais en habit, il posséda - peu de temps - une écurie de quatorze chevaux, passait ses nuits au Cercle de la Michodière, refusait l'impôt. En 1927, il eut l'audace de donner la dernière répétition de la pièce qu'il préparait à son profit exclusif. Et c'est dans ce fameux costume de prêtre du "Crime de M. Lange" qu'il profitait des interruptions de tournage pour rejoindre l'hippodrome du Tremblay : la vie dépassait la fiction. Chez lui la vie ne s'arrête jamais, ne se découpe pas, elle n'est pas faite de séquences, elle est un flux. "On ne saura jamais au juste si les qualités de M. Jules Berry ne sont pas des défauts et ses défauts des qualités. Mais qu'importe, il "plaît", remarquait un critique. Chez Berry, l'oeil, la parole, le geste sont strictement synchromes, il est toujours en situation : ne serait-ce pas là le propre de cette fameuse "présence" des acteurs américains? Rongé de dettes, épuisé par la maladie, Jules Berry est mort le 23 avril 1951. Sans descendance.
Propos - Noir&Blanc d'Olivier Barrot et Raymond Chirat - Editions Flammarion
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