ABEL GANCE, DE NAPOLEON A LA FIN DU MONDE
ABEL GANCE 1889 - 1981
Cinéaste Français
Le 7 avril 1927 est une date importante pour le cinéma français : celle de la présentation à l'Opéra du "Napoléon" d'Abel Gance, peut-être le plus grand film tourné dans notre pays. Après la réalisation de ce chef-d'oeuvre incontestable, le nom de Gance est son zénith...
Abel Gance est né à Paris le 25 octobre 1889. Se croyant doué pour le théâtre, il commence par jouer la comédie (dans le registre mélodramatique) et par écrire des pièces en vers. Il tâte aussi un peu du cinéma, joue Molière jeune dans un film de Léonce Perret, écrit des scénarios pour Gaumont.
Il ignore encore que l'avenir lui réserve beaucoup plus d'avanies et de déceptions que de satisfactions et de réussites. Dorénavant, son oeuvre se composera beaucoup plus de films de circonstance et de projets inaboutis que de nouveaux chefs-d'oeuvre.
Très vite c'est le cinéma qui va le solliciter avec la mise en scène et même la production indépendante, qui l'attire. Son ambition le pousse vers les "grands sujets", les grands personnages, interprétés par de grands acteurs (De Max, Léon Mathot, Harry Baur). La gloire lui vient, au lendemain de l'armistice de 1918, avec "J'accuse ! ", vigoureux pamphlet contre la guerre (dont il fera un remake parlant en 1938), c'est le premier volet d'une trilogie qui devait comprendre aussi "Les Cicatrices", puis "La Société des Nations", dont les scénarii furent écrits en octobre 1917. Le financement de "J'accuse" dû en partie à la contribution de Charles Pathé, le fait qe le Service Cinématographique de l'Armée apporta son concours à la réalisation. A sa sortie en 1919, entre la signature de l'armistice et celle de la paix, le film provoqua des remous divers et déplut aux nationalistes et aux chauvins qui parlèrent d'antimilitarisme. Gance fit alors quelques coupures et modifications qui atténuèrent la violence initiale de l'oeuvre.
Ce fut en 1917, un énorme succès "Mater Dolorosa", et les critiques de l'époque, d'Eile Vuillermoz à Colette, aussi bien que le public s'enthousiasmèrent pour une oeuvre qui faisait subir à une donnée de mélodrame ce que Gance appelait une "transmutation esthétique". Résultat obtenu par le dépouillement voulu du décor qui devait accentuer l'intensité dramatique de certaines scènes, par la qualité des interprètes : Emmy Lynn en tête. L'année suivante on peut souligner sa presation en tant que réalisateur dans "La Dixième Symphonie" (1918) avec sèverin Mars, Emmy Lynn et André Lefaur.
Abel Gance avait lu le livre de Pierre Hamp "Le Rail", lorsqu'il commença le tournage du film "La Roue" (1923). D'abord intitulé, "La rose du rail", en 1919. Son interprète Séverin Mars mourut en 192 avant la présentation de l'oeuvre dont la durée du tournage fut de seize mois. Ferdinand Léger dessina les affiches. Les scènes ferroviaires furent tournés à Nice de décembre 1919 à juin 1920. Puis à Chamonix et au Col de la Vesa où Gance, gêné par la gare du funiculaire la fit démolir et déplacer des poteaux électriques.
L'arrivée du parlant constitue pour le cinéaste de "La Roue" un coup très dur, dont il ne se remettra jamais tout à fait. Mais c'est d'abord par le livre qu'il inaugure l'ère nouvelle. Abel Gance ajoutera son romantisme flamboyant, son prophéisme souvent visionnaire, ne sorte de transe poétique et d'effervescence de l'esprit qui n'appartiennent qu'à lui. On est emporté, fasciné, et si parfois on sourit aux dépens de l'auteur, la phrase suivante le fait aussitôt regretter, tant la sincérité est évidente et fréquente la marque du génie.
L'homme Gance, aussi bien que le créateur, s'est mis tout entier dans "Prisme", avec ses peines, ses chagrins (les pages sur la mort de la femme aimée sont bouleversantes) aussi bien que ses intuitions fulgurantes. La lecture en est indispensable à qui veut essayer de comprendre la personnalité puissante et tourmentée du créateur de "Napoléon" (1927). Dans ce livre unique, Gance le prophète parachève sa figure d'homme de la Renaissance. Malgré les énormes moyens qui furent mis à sa disposition (plus de cent mille mètres de pellicule enregistrée, un millier de figurants. Le projet s'avéra irréalisable...Le tournage commença dans l'enthousiasme, voire le délire, on plaça des caméras sur le dos des chevaux au galop, on surimpressiona jusqu'à seize images d'une sur l'autre....et après les prises de vues on ramassait de véritables blessés sur le terrain!.
La même année que "Prisme", Gance présente un nouveau film, le premier depuis "Napoléon" tourné en 1926, et qui aurait dû être un nouveau triomphe. C'est "La Fin du Monde" (1930), auquel il pensait depuis longtemps. Mais, hélas! une sonorisation imparfaite ajoutée après coup à ce film conçu comme une oeuvre muette, une sortie à un mauvais moment, dans les débuts confus du parlant, et une critique catastrophique, tout contribua à l'échec du film. La censure s'en mêla. Il existe un court métrage intitulé "Autour de (La fin du monde)" et réalisé par Eugène Deslaw, qui montre le tournage du film. On peut y comtempler certains plans, très osés pour l'époque, de l'orgie finale qui accompagne l'attente de "La fin du monde". Ces plans furent bien sûr supprimés dans la version exploitée, et sans ce précieux document nous ignorerions aujourd'hui leur existence.
Après l'échec couteux de ce film ambitieux, Abel Gance va traverser de longues années de purgatoire, dont il aura bien du mal à se remettre. En 1932, il réalise une nouvelle version de "Mater Dolorosa", son succès de 1917. Line Noro et ses camarades ne font pas oublier Emmy Lynn, Firmin Gimier et Gaston Modot dans l'ancien film, et la parole n'ajoute rien à un sujet dont elle souligne cruellement les excès mélodramatiques. Nouvel échec qui va se traduire pour Abel Gance, entre 1933 et 1935, par l'exécution d'une série de besognes presque toutes particulièrement ingrates et où il reste peu de choses d'un génie cinématographique condamné à ronger son frein. Cela commence en 1933 avec "Le Maître de Forges", le vieux succès, toujours populaire, de Georges Ohnet, filmé à de nombreuses reprises. Gance écrit le scénario et se contente d'assurer la supervision d'une réalisation confiée au très médiocre Fernand Rivers, appliquée cette fois à "La Dame aux camélias" (1934), sujet encore plus inépuisable. La réussite est un peu supérieur, grâce à de jolies mélodies de Reynaldo Hahn et au couple Yvonne Printemps-Pierre Fresnay, mais elle sera tout à fait éclipsée, deux ans plus tard, par la superbe version américaine de George Cukor avec Greta Garbo, la meilleure encore à ce jour!.
Entre-temps, Gance avait signé "Poliche" (1934) adapté par Henri Decoin d'une pièce connue d'Henry Bataille. C'est peu dire qu'il ne reste rien de l'auteur de "Napoléon" dans ces travaux alimentaires. On le retrouve en 1935 avec "Napoléon Bonaparte" justement version sonorisée d'un chef d'oeuvre d'antan, "enrichie" de quelques scènes nouvelles et dans un fameux montage modifié.
Les autres films de l'année 1935 sont aussi plus ou moins attristants : "Le roman d'un jeune homme pauvre" adapté d'un fade roman d'Octave Feuillet, démodé depuis déjà pas mal de temps. A peine au-dessus, mais tout de même plus gai et plus élevé, on trouve "Jérôme Perreau", film "historique" qui évoque la Fronde et ses barricades. Si la verve de Georges Milton dans le rôle du personnage éponyme apparaît bien facile, l'attraction du film est la composition assez sensationnelle de Robert Le Vigan dans le personnage de Mazarin, plus fourbe et cauteleux que nature; l'acteur ne craint pas de montrer qu'il s'amuse, mais sans jamais verser dans la parodie. Il a rarement fait mieux.
En comparaison, "Lucrèce Borgia" (1935) n'a pour elle qu'une belle réputation de scandale et l'anatomie généreusement dévoilée d'Edwige Feuillère dans un rôle qui contribua beaucoup à sa gloire de future "grande dame" du cinéma. Le film est amusant, bien fait, et Gance, muselé, se rattrape sur un érotisme qui est une des constantes de son génie créateur, et qui s'est manifestée dans son oeuvre toutes les fois qu'il en a eu l'occasion. Une fois cela reconnu, ce film excessivement décrié à l'époque de sa sortie, s'il ne discrédite nullement son auteur, ne fait guère plus que lui permettre de conserver la main. Avec succès. En effet, c'est en 1936 qu'on retrouve le véritable Abel gance, avec un film admirable cette fois, un de ses trois ou quatre plus authentiques chef-d'oeuvre, son plus grand film parlant en tout cas : "Un Grand amour de Beethoven" avec Harry Baur et Annie Ducaux. Pour la première fois depuis quatre ans, auteur complet d'un film (scénariste et réalisateur), Gance retrouve toute son inspiration et se laisse emporter par un sujet selon son coeur. Le film bouillone d'une invention jaillissante digne de celle qui se manifestait dix ans plus tôt dans le gigantesque "Napoléon". Gance se retrouve ici à un niveau qui est le sien.
Après cela, on s'afflige pour Gance de le voir obligé de réaliser "Le Voleur de femmes" (1937) d'après un roman d'un aussi mauvais écrivain que Pierre Frondaie, dans le film ce sont Jules Berry et Annie Ducaux les principaux interprètes. C'est la période où Gance commence à penser à son film sur le Christ, "La Divine tragédie", qui l'occupera dix ans avant qu'il y renonce définitivement.
En 1937, sensible à l'approche de la guerre, il refait "J'accuse" sur un scénario assez différent de la version de 1918, auquel collabore le dramaturge Stève Passeur (comme pour les deux films suivants, ainsi que déjà pour "Beethoven"). Le film fait l'unanimité contre lui; c'est ainsi que Bardèche et Brasillach le taxent de "pacifisme obscène", reproche qu'à cette date (le film est sorti quelques mois avant à Munich) on n'attendrait pas de ce bord. Ils reprochent également à Gance d'être toujours prêt à revenir sur le passé", ce qui est plus exact, mais qui fait fi d'un des droits sacrés de l'artiste.
Critiques et historiens se sont également montrés sévères pour "Louise" (1939), adapté de l'opéra-comique de Gustave Charpentier, "romance style cousette 1900" (J. Mitry) et chantépar Grace Moore, film qu'on aimerait bien revoir aujourd'hui que la mode a redécouvert la musique de Charpentier. En revanche, tout le monde s'accorde, de Mitry à Truffaut, à trouver que " Paradis Perdu" (1939) avec Micheline Presle et Fernand Gravey, qui clôt la période, est digne des meilleures réussites d'Abel Gance. C'est au moins vrai des premiers tiers du film, réussite parfaite qui ,malheureusement, dans la dernière partie, se dégrade quelque peu. Sans aller comme Jean Mitry, à en faire le meilleur film de la décennie du cinéaste (Un Grand amour de Beethoven a une tout autre envergure), il faut reconnaître, avec lui, les qualités du ton de comédie sentimentale et le dicret lyrisme de l'évocation des souvenirs du personnage principal.
1912
La Dixième Symphonie (1918) avec Sèverin-Mars
Au Secours! (1923) avec Max Linder
Après ces dix années abondantes et fécondes, où figurent quatre ou cinq films dont on se serait bien passé, et Gance aussi, et où manquent deux chefs-d'oeuvre qu'on était en droit d'attendre, la carrière d'Abel Gance va prendre une tournure encore bien plus dramatique. Il lui reste cinq films à tourner en vingt-trois ans, de 1940 à 1963, et puis, l'âge étant venu, dix-huit ans de silence, mais pas d'inaction ni de résignation. Le 11 novembre 1940, il donne le premier tour de manivelle de "Vénus Aveugle", film écrit par lui et qui, dans son esprit, doit être une allégorie de la France souffrante et regénérée. Il dédie "humblement" son oeuvre à Monsieur le Maréchal, en qui la France s'est incarnée. Malgré ces bonnes intentions, le film est ridiculisé par la critique, qui n'y voit qu'un simple mélodrame, tout comme le public, lequel lui fait cependant un beau succès. Il s'agit bien d'ailleurs d'un mélodrame, comme les aime Gance, avec des parties qui visent au sublime et y atteignent parfois, et d'autres qui frôlent le grotesque.
En tout cas, Gance s'y retrouve beaucoup plus égal à lui-même que dans l'adaptation du "Capitaine Fracasse" (1942) interprété par Fernand Gravey. Le cinéaste va suivre l'invention du "pictographe", système de maquettes dessinées combinées avec les décors construits donne des résultats plus probants.
Excepté un début de réalisation de film sur Manolete, en Espagne, abandonné en cours de travail pour des raisons mal éclaircies. Abel Gance va rester sans tourner pendant douze ans, jusqu'en 1954. Cet oubli scandaleux et sans équivalent du plus grand cinéaste français avec Jean Renoir prend fin avec la réalisation du vieux mélodrame de Dumas père : "La Tour de Nesle" (1955). Jeune critique plein d'enthousiasme, Francçois Truffaut a beau écrire : "Comme il se trouve qu'Abel Gance est un génie, "La Tour de Nesles" est un film génial"....Le film fut tourné en huit semaines en deux versions, l'une pour la distribution italienne, l'autre "déshabillée" pour la France
Après l'expérience sans lendemain du "Magirama" (1956), programme de courts métrages réalisés en "polyvision", ce n'est qu'en 1960 que Gance, grâce à André Malraux, pourra réaliser "Austerlitz", en collaboration avec Roger Richebé. Malgré de beaux morceaux, le film s'en ressent et à aucun moment il ne parvient à la dimension épique qui caractérisait "Napoléon". A noter la présence de Pierre Mondy en Napoléon 1er, Martine Carol en Joséphine de Beauharnais, Jean Marais (Carnot), Georges Marchal (Lannes), Vittorio de Sica (Pie VII), Michel Simon (Alboise), Orson Welles (Fulton)....
Beaucoup plus réussi apparaît "Cyrano et d'Artagnan" (1963), qui clôture la carrière de cinéaste de Gance, malheureusement ce film plein de jeunesse et de fougue d'un cinéaste de soixante quatorze ans, sortira gravement mutilé par ses distributeurs. Ainsi prenait fin, dans une incompréhension devenue de règle depuis longtemps, une carrière semée de traverses et d'embûches, plus que tout autre au cinéma.
En 1966, la télévision offre à Gance l'occasion de réaliser la "Marie Tudor" de Hugo, qui est une belle réussite dans son genre, mais une revanche insuffisante sur tant de projets abandonnés la mort dans l'âme : "Les grands intitiés", " La Divine Tragédie", Ignace de Loyola" et tant d'autres jusqu'au fameux "Christophe Colomb", rêve poursuivi jusqu'aux extrêmes limites de la vieillesse, avec la même obstination mise par le navigateur à découvrir la route des Indes....Ce scénario, devenu monstrueux et qui finira par représenter un ou deux milliers de pages de manuscrit, épouvantera tous les producteurs français et étrangers. Une fois de plus, Gance aura suivi le conseil de Delluc en 1917 :"Ne cessez jamais de voir trop grand!". Mais comme presque toujours dans sa vie, le conseil se sera retourné contre lui, car au cinéma (voir Erich Von Stroheim, David Wark Griffith, Orson Welles et tant d'autres) il vaut mieux, justement, ne pas voir trop grand.
Sa dernière consolation cinématographique, Gance l'aura connue en 1971, quand, grâce à Claude Lelouchn il aura pu reprendre encore une fois son "Napoléon" et en donner, sous titre de "Bonaparte et la Révolution", un nouveau montage postsynchronisé qui aura permis à une génération nouvelle de découvrir cette oeuvre devenue mythique. Pourtant, la véritable apothéose sera celle de 1980 à New York, avec la projection de la version de 1927 minutieusement restaurée par Kewin Brownlow. Mais le sort devait, une fois de plus s'acharner sur Abel Gance : décédé le 10 novembre 1981 à l'âge de 92 ans, il n'aura pu assister à la "résurrection" française de son chef-d'oeuvre. Sans doute, comme tous les précurseurs, ce créateur était-il venu trop tôt et avait-il raison d'écrire dans "Prisme" : "Les Instruments sont trop imparfaits pour que je puisse construire une cathédrale de lumière."
Tournage de "Napoléon" (1927)
_______________HUMPHREY BOGART________________________