DÉCÈS D'UN GRAND CINÉASTE ESPAGNOL : CARLOS SAURA
DÉCÈS D'UN GRAND CINÉASTE ESPAGNOL
CARLOS SAURA 1926 - 2023
Figure du cinéma européen et réalisateur notamment de "Cria cuervos" en 1975, le cinéaste espagnol Carlos Saura est décédé vendredi 10 février 2023 à l'âge de 91 ans, a annoncé l'Académie espagnole du cinéma. "L'Académie du cinéma a le profond regret d'annoncer le décès de Carlos Saura (...), l'un des cinéastes fondamentaux de l'histoire du cinéma espagnol, mort aujourd'hui à son domicile à 91 ans, entouré de ses êtres chers", a-t-elle annoncé sur Twitter.
"Son dernier film, "Les Murs parlent"(Las paredes hablan,2022) , était sorti vendredi, preuve de son activité infatigable et de son amour pour son métier jusqu'à ses derniers instants", a-t-elle encore dit. Le cinéaste devait recevoir un Goya d'honneur samedi lors de la cérémonie des récompenses du cinéma espagnol qui se tient à Séville. Un hommage y sera rendu à "la mémoire d'un créateur irremplaçable", a poursuivi l'Académie.
"Carlos Saura nous a quittés. Cinéaste, photographe, artiste total (...) il avait reçu tous les prix imaginables durant sa carrière et surtout l'affection et la reconnaissance de tous ceux qui ont apprécié ses films", a réagi sur Twitter le ministre espagnol de la Culture, Miquel Iceta.Réalisateur en 1975 de "Cria cuervos", allégorie de la dictature qui a asphyxié son pays, prix du jury à Cannes et nommé au César du meilleur film étranger, Carlos Saura a d'abord placé son œuvre sous le signe du réalisme social avant de privilégier des films musicaux, notamment sur le flamenco.
Né le 4 janvier 1932 à Huesca (nord) dans une famille d'artistes, Saura, qui a réalisé au total une cinquantaine de films, avait obtenu sa première reconnaissance internationale en 1966 à Berlin (Ours d'argent pour "La Chasse"). Prolifique, Saura était un cinéaste du jeu et de l'imaginaire, à l'esthétique sophistiquée, au style à la fois lyrique et documentaire, centré sur le sort des plus démunis. Il a souvent dépeint des personnages, issus de la bourgeoisie, tourmentés par leur passé, flottant entre réalité et fantasmes.
Mais, à partir de la mort de Franco (1975) et la transition démocratique qui a suivi, ce fou de musique et de danse est progressivement passé à autre chose : des hymnes d'amour au tango et au fado, au folklore argentin et à la jota, danse de son Aragon natal, à l'opéra et, surtout, à son cher flamenco, devenant, un peu malgré lui, un ambassadeur de la culture espagnole.
Plusieurs fois marié et père de plusieurs enfants, il avait notamment été en couple avec Geraldine Chaplin, sa muse avec qui il avait eu un enfant.
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On a longtemps cru que les Espagnols, peuple artiste s'il en fut, n'étaient pas doués pour le cinéma. Il y avait bien le cas Bunuel; mais il faisait figure d'exception, et d'ailleurs n'était-il pas un visionnaire plutôt qu'un metteur en scène pur, au sens où l'entendent les cinéphiles ? Quoi qu'il en soit, cette opinion répandue, et d'ailleurs erronée, explique peut-être pourquoi un cinéaste au talent aussi évident que Carlos Saura a mis plus de quinze ans à s'imposer.
Il a fallu en effet attendre le grand succès public de "Cria Cuervos" (1975) pour voir reconnaître l'importance de son œuvre et ses dons éclatants de réalisateur. Or il s'agissait du dixième film de Saura, quinze ans après son premier, "Los Golfos" (1959) resté inédit longtemps en France. Plusieurs autres, réalisés dans l'intervalle, n'avaient pas non plus franchi la frontière espagnole; une fois la renommée de leur auteur bien établie, ils furent présentés à retardement, et dans le désordre, ce qui est toujours préjudiciable à l'appréciation d'une œuvre.
Après la présentation de "Los Golfos" au Festival de Cannes en 1960, Carlos Saura déclarait qu'il ne se reconnaissait qu'un seul maître, Luis Bunuel. Et pourtant, il connaissait alors fort mal son œuvre, qui, dans sa quasi-totalité, était interdite dans l'Espagne du général Franco. Le spectre de la guerre civile était alors encore proche, et Saura appartenait à la génération qui a vu son enfance marquée profondément par cet évènement. Dans le beau livre que lui a consacré Marcel Oms (aux éditions Edilig), on peut lire un émouvant texte autobiographique du cinéaste, "Souvenirs de la guerre civile", qui donne la mesure de ce traumatisme. Son père était fonctionnaire du gouvernement républicain, et la famille Saura suivit le mouvement de l'armée républicaine de Madrid à Barcelone, supportant bombardements et privations.
Né 4 janvier 1932 dans un milieu de bourgeoisie libérale, le jeune Carlos était assez grand pour participer consciemment aux tribulations familiales et autres, comme le bombardement de l'école dont il suivait les cours à Barcelone en 1938. Dans le texte précité, on trouve ces lignes révélatrices : "J'ai toujours pensé que l'enfance est une étape malheureuse de la vie...Pour moi, l'enfance, même l'adolescence, ont été des étapes généralement tristes et dépourvues de sens. J'ai essayé dans "Cria Cuervos" d'exprimer cet état d'âme où l'on se sent en même temps protégé et désemparé tout à la fois...."
Promis à une carrière d'ingénieur, cet adolescent triste interrompit ses études en 1949, pour se consacrer à la photographie, pour laquelle il venait de se découvrir une passion. Sur les conseils de son frère ainé, Antonio (peintre renommé), il entrait en 1952 à l'Instituto de investigaciones y estudios cinematograficos de Madrid, sorte d'I.D.H.E.C. espagnol, où il étudia théorie et technique. Délaissant la photographie, il choisit finalement la mise en scène et en 1957, réalisait son film de fin d'études, un court métrage, "La Tarde del domingo", manifestement influencé par le néoréalisme.
Ayant obtenu son diplôme, il fait ensuite un documentaire sur Cuenca, station touristique où il passait ses vacances. En 1958, c'était la découverte de l'œuvre de Bunuel, jusque-là ignorée. Marcel Oms a raconté dans quelles conditions : ayant organisé à Montpellier des journées du cinéma hispanique, il vit débarquer parmi les participants ce jeune diplômé inconnu "un type maigre, sec, racé, timide qui se disait surtout photographe". Celui-ci avoua être venu surtout pour voir les films de Bunuel, et c'est ainsi qu'il put découvrir "El" (1953), "La Montée au ciel" (1952) et quelques autres. Il reconnut plus tard : "Ce fut très important pour moi : je cherchais, sans trop savoir quoi. Nous étions, à ce moment-là, énormément influencés par le néoréalisme mais, personnellement, je n'étais pas entièrement convaincu." Après cela, on ne sera pas surpris d'une certaine parenté entre "Los Golfos", film sur les jeunes voyous, et "Los Olividados" (1950), même si à l'époque, Saura ignorait encore ce dernier film...
C'est avec "La Chasse" (La Caza,1965) que Saura allait s'affirmer vraiment. Le film obtint l'Ours d'argent de la mise en scène au Festival de Berlin, mais il ne sortit en France qu'en 1974 et valut à son auteur une notoriété qui lui permit de s'exprimer plus librement. Cette métaphore de la société espagnole issue de la guerre civile était pourtant sans tendresse, et chargée d'une violence civile éloquente. Elle fut suivie, en 1967-1969, de trois films que Marcel Oms dénomme "La trilogie du couple" et dont, à ses yeux, le chef-d'œuvre est, à juste titre, "La Madriguera" (1969).
Dans ces trois films, on trouve en vedette Geraldine Chaplin qui allait de longues années partager la vie du cinéaste, et tourner avec lui pas moins de neuf films. Saura a reconnu que "La Madriguera" lui doit beaucoup : "Bien des choses qui sont dans ce film sont des choses vécues directement par elle-même ou qu'elle m'a racontées, des souvenirs de collège, des conversations entre amies." L'interprétation frémissante de l'actrice est pour beaucoup dans la réussite du film, dont on peut trouver le scénario alourdi de quelques trouvailles trop littéraires (défaut fréquent chez Saura, comme d'ailleurs chez son maître Bunuel).
Après ce film, Saura enchaîna, toujours selon Marcel Oms, sur une nouvelle trilogie, celle de "la famille", avec "Le Jardin des délices" (El Jardin de las delicias,1970), "Anna et les loups" (Ana y los lobos,1972) et "La Cousine Angélique" (La Prima Angelica,1973). De ces films qui, à des degrés divers, eurent maille à partir avec la censure, le troisième, cette fois encore, est le plus important. c'est même un des chefs-d'œuvre de Carlos Saura, avec certaines réminiscences autobiographiques et des références précises aux traumatismes provoqués par la guerre civile, particulièrement du côté des vaincus.
Prix spécial du jury de Cannes en 1974, "La Cousine Angélique" provoqua en Espagne polémiques et incidents, mais la censure, dans une phase libérale, maintint son autorisation, et le film battit des records de recettes. A son succès doit être associé le nom du scénariste, Rafael Azcona, esprit subversif, déjà auteur des textes de ces œuvres de dérision qu'étaient les premiers films de Marco Ferreri, "El Pisito" (1958) et "La Petite voiture" (1960). Par ailleurs, une autre influence que celle de Bunuel est ici plus sensible, celle de Bergman, autre admiration de Carlos Saura.
Avec plus de netteté encore, l'influence de Bergman se retrouve dans ce qui reste sans doute le film le plus célèbre du cinéaste espagnol, "Cria Cuervos". Ce film terrible sur l'enfance, Saura a répété qu'il l'avait réalisé d'abord pour pouvoir faire tourner la petite Ana Torrent, dont la variété et l'intensité d'expression l'avaient séduit dans "L'Esprit de la ruche" (El espirito de la colmena,1972), œuvre insolite et fascinante de Victor Erice. Le scénario, complexe à la fois dans sa construction et dans ses implications, est un des plus élaborés qu'ait écrits Saura. Comme ceux de Bergman, il se prête à merveille à de nombreuses interprétations psychanalytiques qui, toutefois, ne sont pas indispensables pour apprécier le film. La mort et l'imagination enfantine jouent dans "Cria Cuervos" une extraordinaire partie qui suffit à captiver la curiosité de tout spectateur qui se souvient de sa propre enfance, et c'est sans doute ce qui explique le très grand succès remporté par le film, particulièrement en France. Saura se voyait enfin dédommagé de quinze ans d'inattention de la critique et du public français, mal informés, il faut le dire, de ce qui venait de l'Espagne de Franco, y compris des premiers craquements d'un régime alors proche de sa fin.
Ce succès tardif sera d'ailleurs éphémère. Ni "Elisa, mon amour" (Elisa vida mia,1977) ni "Les Yeux bandés" (Los ojos vendados,1978) ne rencontrèrent la même faveur que "Cria Cuervos". Le premier a été mal compris dans sa richesse cachée, et le second, retour au cinéma engagé (il s'agit du problème de la torture) a été carrément mal reçu. Par contre avec "Maman a cent ans" (Mama cumple 100 anos,1979), l'accueil sera meilleur, pour cette œuvre où l'inspiration morbide cède la place à une forme de comique chaleureux qui pour Saura constitue une expérience nouvelle. Incontestablement, l'homme a changé et Jean Tulard n'a pas tort de mettre ce changement sur le compte de la mort de Franco. C'est le cinéaste lui-même qui nous y invite : "Ce qui est peut-être le plus important, bien que ce ne soit pas mentionné dans le film, c'est le fait que Franco est mort il y a quelques années - si lointaines déjà, que je ne me souviens plus de la date - et il y a eu, en Espagne, de grands changements politiques et d'autres...Cela suffit à expliquer la différence de ton entre le nouveau film et "Anna et les loups" dont il s'amuse à reprendre les personnages, plusieurs années après, quitte à ressusciter les morts, en cas de besoin.
Passant rapidement sur des œuvres mineures, comme "Vivre vite" (De Prisa, de prisa,1981) qui renoue avec l'inspiration de "Los Golfos", ou "Antonieta" (Antoniéta,1982), intermède mexicain assez peu réussi, on préférera s'attarder sur deux films voisins, qui révèlent chez Saura une nouvelle forme de préoccupation : "Noce de sang" (Bodas de sangre,1981) et "Carmen" (1983). Franco est mort et la politique se fait moins pressante. A moins que l'Espagne d'aujourd'hui ne soit aussi une déception, mais qu'il soit trop tôt pour le dire...En 981, Saura réalise "Doux moments du passé" (Las Dulces horas de ayer) qui est dédié aux deux sœurs du cinéaste, Saura retrouve l'inspiration de ses plus beaux moments. En affrontant de plain-pied le quotidien. Et un quotidien qui lui est propre puisqu'il concerne le passé, son passé. Une autre façon d'effectuer ce retour aux sources.
Toujours est-il que Saura tourne le dos à la réalité contemporaine, pour se relier à sa culture et à son héritage d'Espagnol, comme le souligne Marcel Oms. En dépit de Mérimée et de Bizet, "Carmen" fait partie du patrimoine espagnol, comme le démontre fort bien le film de Saura. Il est significatif que cette autre réalité espagnole, négligée jusque-là, il la recherche moins chez Lorca ou Bizet, qu'à travers l'expression physique, plus profonde encore, qu'en livre Antonio Gadès, à travers ses chorégraphies. "L'Amour sorcier" (El Amor brujo,1986) a été présenté, hors compétition, lors de la clôture du Festival de Cannes 1986, c'est ainsi que l'on couronne la trilogie commencée en 1981 au Festival de Cannes avec "Noces de sang". c'est encore à Cannes que fut présenté le second volet, "Carmen", qui fut l'un des plus grands succès cinématographiques de l'année 1983. A noter, sa prestation réussie du film "La Nuit obscure" (La Noche oscura,1988) qui évoque la vie de Saint-Jean de la Croix en 1577. Dix ans plus tard, on soulignera une autre réussite ou il continu de se consacrer à la danse et à la musique avec "Tango" (1998). L'année suivante, il tournera un film qui est dédié à son frère, le peintre Antonio Saura qui venait de disparaître "Goya" (Goya en burdeos,1999)
Selon Carlos Saura "un metteur en scène responsable de son œuvre tire de la vie la matière de son œuvre et c'est pourquoi il est impossible de rester en marge de qui se passe dans son pays". Profession de foi parfaitement respectée par le cinéaste. Dans ces deux films, c'est la danse qui prime tout non seulement sur le plan du spectacle, mais encore sur celui du contenu. Cela est spécialement visible dans "Carmen", où la splendeur des séquences de danse contraste avec la relative faiblesse des parties dramatiques (une certaine insistance de la mise en scène notamment, qui semble contaminée par l'esthétique des planches), comme si tout l'art de Saura s'était employé à capter dans le moindre détail l'extraordinaire travail de Gadès et son résultat déchiffrable dans chaque attitude et chaque mouvement de ses danseurs. Quand on sait l'importance de la danse dans l'héritage culturel espagnol, plus que chez n'importe quel autre peuple d'Europe, sans doute, ce n'est pas sans intérêt qu'on voit le plus grand cinéaste espagnol éprouver le besoin de se plonger dans cette source d'émotions esthétiques très riche, et on ne peut se demander avec curiosité quels approfondissements de son art personnel on est en droit d'attendre. Son dernier film, "Les Murs parlent"(Las paredes hablan,2022) dont la sortie au cinéma était toute récente. Carlos Saura décède à Madrid le 10 février 2023 à l'âge de 91 ans
1978
Goya à Bordeaux - 1999 -
*Affiches-cine * Cinetom
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