PIERRE CHENAL, DU RÉALISME POÉTIQUE A L'OUBLI
PIERRE CHENAL 1912 - 1995
Cinéaste Français
De son vrai nom Philippe Cohen, il est né à Anvers le 5 décembre 1904. Après des études scientifiques, Pierre Chenal entama une carrière de réalisateur avec bon nom de courts métrages, travaillant notamment dans le documentaire. Diplômé des Arts et Métiers, c’est Jean Mitry qui lui permettra d’aborder le cinéma par le biais de l’affiche et de la caricature. Mais il est attiré par le cinéma, désirant plus de mouvement. Après s’être acheté une petite caméra, toujours avec Mitry, il tourne en 1928 son premier court métrage "Paris Cinéma", description de la genèse et du tournage d’un film. Ils réalisent d’autres documentaires, dont l’un consacré à l’architecture moderne et Le Corbusier ; un autre sur "Les Petits métiers de Paris" (1932) ,avec un commentaire dit et écrit par Pierre Marc Orlan.
Chenal fait alors partie de cette avant-garde où se formèrent des esprits aussi divers que Vigo, Carné, Sauvage, Dréville. Très vite cependant, il devait trouver sa propre voie. Ses débuts dans le long métrage s'effectuent alors qu'il remplace un metteur en scène défaillant, pour la réalisation du "Martyre de l'obèse" (1932) adaptation d'un roman alors fort célèbre (Prix Goncourt 1922) d'Henri Béraud. De qualité moyenne, le film eut néanmoins un succès suffisant pour permettre à Chenal de poursuivre. L'année suivante, il fait un grand pas en avant, avec "La Rue sans nom" (1934). Il s'agit cette fois d'une adaptation du roman de Marcel Aymé, un des premiers, dialogué par l'écrivain lui-même. Aymé, qui entamait alors la phase glorieuse de cette carrière littéraire, découvrit à cette occasion le cinéma, auquel, avec des intermittences, il demeurera toujours fidèle. Son apport de scénariste, même s'il n'a pas la même importance, tant s'en faut, que son oeuvre d'écrivain, serait cependant à reconsidérer. "La Rue sans nom", on l'oublie trop souvent, est une des premières manifestations de ce fameux réalisme poétique, caractéristique du cinéma français des années 30, et que symbolisèrent, quelques années plus tard, les noms de Prévert et Carné. Aymé et Chenal, il n'est pas mauvais de le rappeler, font partie de ceux qui bénéficient de l'antériorité et qui ont montré la voie. Quant au film lui-même, bien mis en scène et bien photographié, bien joué par Gabriel Gabrio, Pola Illery, Robert Le Vigan, Fréhel et beaucoup d'autres, il mérite d'être sauvé de l'oubli. Pour ce second long métrage, Chenal chercha longtemps, dans le Paris populaire, la roue où tourner ses extérieurs. Il découvrit enfin, près de la Porte de Clichy, l'impasse de la Jonquière. Accueillie par la fureur des habitants, l'équipe de tournage comprit très vite que nombre d'entre eux travaillaient la nuit....et dormaient le jour. C'est alors que Fréhel, chanteuse très populaire à l'époque, intervint pour promettre qu'on ferait le moins de bruit possible et "Bon comme vous êtes gentils, je vais vous pousser une goualante !" (Pierre Chenal" Ed. Dujarric, 1987).
En 1935, toujours avec un dialogue de Marcel Aymé, Chenal passe à un exercice bien différent : "Crime et Châtiment". Même s'il a beaucoup vieilli sur certains plans, comme l'interprétation outrancière de Pierre Blanchar, pourtant fort admirée à l'époque), le film n'en reste pas moins, comme le remarque Jean Mitry, la meilleure des adaptations du roman de Dostoïevsky au cinéma. Coupe Volpi du meilleur acteur à la Biennale de Venise de 1935, "Crime et Châtiment" hissa son réalisateur au premier rang du cinéma français, dont il devint alors l'espoir numéro un, à une époque où le jeune Carné en est encore à faire ses gammes. Le suite ne devait pas tenir entièrement toutes les promesses du début, mais il y eut encore de fort brillantes réussites.
"Les Mutinés de l'Elseneur" (1936) n'a pas laissé le souvenir d'une des meilleures oeuvres de Chenal. Toujours dialoguée par M. Aymé, l'adaptation du roman de Jack London montra que le cinéaste n'était guère fait pour le film d'aventures, et il n'en reste que quelques belles images de voilier qui donnent la nostalgie du cinéma américain. Le tournage des "Mutinés de l'Elseneur" eut lieu à bord du voilier "Padua" un puissant quatre-mâts avec une coque de 100 mètres de long, mâture de 54 mètres de haut servant de navire-école aux cadets de la marine allemande, que Chenal alla louer à Hambourg et aménagea en studio flottant; une journaliste à bord écrivit : "L'aventure du film fut loin d'être de tout repos. Rien dans la prise de vues n'a été truqué. Chenal a tenu à faire "vrai" et n'aurait supporté aucune supercherie." (in "Pour Vous", 26 septembre 1935.)
Par contre les qualités propres de Chenal firent merveille dans "L'Homme de nulle part" (1936). Marcel L'Herbier, en 1925, avait déjà donné une adaptation cinématographique de l'oeuvre de Pirandello, "Feu Mathias Pascal", et ce fut même une de ses meilleures réussites du cinéma muet. Sous un titre différend, Chenal en réalise une version d'égale qualité, tournée également en Italie, avec une inteprétation franco-italienne de premier ordre : Isa Miranda, Pierre Blanchar, Ginette Leclerc, Robert le Vigan, Sinoël, Margo Lion. A l'époque, le film parut relever de la tradition réaliste du cinéma français contemporain. Il fut particulièrement bien accueilli en Italie; Umberto Barbaro rendait hommage au "documentariste et voyait en Chenal un metteur en scène de goût européen, dans la lignée de Dupont, Pabst ou Feyder...attaché à la tradition réaliste du XIXe siècle, mais trop soucieux de mouvements d'appareil parfois gratuits". A propos du film, Jean Mitry écrivait : (...) Pierre Chenal sait faire évoluer des personnages insolites : l'escroc Le Vigan, le rêveur Pierre Blanchar, dans des décors signifiants et sous une lumière créative. Son style tranche avec le réalisme théorique de l'époque en offrant des vues authentiques de la campagne italienne et des moments quotidiens de la petite bourgeoisie toscane et romaine, dans un climat de douce folie.
La même année, Chenal devait retrouver le XIXe siècle, avec l'évocation d'un célèbre fait divers authentique, "L'Affaire Lafarge" (1937). Il s'agit d'une production assez somptueuse, bien dans le goût de l'époque, où l'on remarquait surtout les décors d'Eugène Lourié et les costumes de Georges K. Benda, plus que la mise en scène, assez impersonnelle. Marcelle Chantal incarnait sans grand relief l'héroïne de ce drame judiciaire, mais elle était entourée par Pierre Renoir, Erich von Stroheim, Raymond Rouleau et Margo Lion. Le film s'inspirait d'un fait divers dont l'héroïne, annonçait Madame Bovary. Sorti entre deux des plus grands succès de Chenal, "L'Alibi" (1937) et "La Maison du Maltais" (1938). "L'Affaire Lafarge" dérouta le public à cause de sa construction en retours en arrière et de sa fin qui maintient le doute quant à la culpabilité de Marie Lafarge. Le réalisateur fut particulièrement satisfait des prestations d'Erich von Stroheim, louche régisseur alsacien, cheveux blondis et légèrement bouclés, et de Pierre Renoir, odieux Lafarge. Florence Marly était alors l'épouse de Chenal. Quant au film "L'Alibi", film policier réalisé sur un scénario de Marcel Achard, avec de bons acteurs comme Louis Jouvet, Erich von Stroheim, Albert Préjean et Jany Holt.
Pierre Chenal fut beaucoup plus inspiré par son film suivant : "La Maison du Maltais". C'était encore une production assez luxueuse, où cette fois, les fastes de l'exotisme remplaçaient ceux de l'histoire. Le film bénéficiait aussi d'une de ces distributions éblouissantes dont était alors prodigue le cinéma français, et auxquelles Chenal avait droit depuis qu'il était promu grand réalisateur. Qu'on juge celle de "La Maison du Maltais" : Viviane Romance, Jany Holt, Pierre Renoir, Louis Jouvet, Dalio, Gina Manès, Fréhel, Aimos, Gaston Modot...On admira beaucoup de superbes décors de Georges Wakhévitch et Maurice Colasson, reconstituant sur deux plateaux du studio de Saint-Maurice tout un quartier de ville tunisienne, avec vue sur le port rempli de goélettes dr balançant au soleil. L'histoire, sombre mélo, déjà réalisée au temps du muet par Henri Fescourt était ce qu'il y avait de moins intéressant; mais le film ne mérite pas les sévérités excessives de Bardèche et Brasillach qui le qualifient de "véritable cochonnerie artistique", et il montre un Pierre Chenal en pleine possession de ses moyens.
Le film de Chenal sort le 22 septembre 1938 à un moment catastrophique pour la fréquentation des cinémas. En effet, le 12 septembre, Hitler avait annoncé l'annexion prochaine des Sudètes, province tchécoslovaque. Le 24 septembre, le gouvernement français mobilise certains réservistes. Il y a évidemment plus personne dans les salles de cinéma! Mais le 28 septembre, les accords de Munich écartent, pour quelques mois, les menaces de guerre. Les Français soulagés, retournent au cinéma : le premier week-end d'octobre connaît des sommets de fréquentation dont bénéficie, entre autres, "La Maison du Maltais".
D'un tout autre mérite fut "Le Dernier Tournant", réalisé en 1939 et dernier film tourné avant la guerre par Pierre Chenal. L'armistice de 1940 allait stopper sa carrière, alors à son apogée. En tant que juif, Chenal devenait indésirable dans un cinéma français qui effectuait une épuration que tous (y compris Jean Zay, ministre du Front populaire) avaient réclamée depuis des années, mais qui se trompait parfois de cible. L'antisémitisme ne faisait que brouiller les cartes. Tel Gréville quelques années plus tôt, Chenal fut, à son tour, contraint de s'exiler et d'aller travailler à l'étranger, ce qui constitue une autre similitude dans leurs carrières. Curieusement, il choisit l'Amérique du Sud, où il passa les années de guerre. Entre 1942 et 1944, il réalisa quatre films en Argentine et au Chili, films dont nous ignorons tout, car ils ne furent jamais projetés en France.
Il faut croire que Chenal garda un bon souvenir de l'Argentine car il y retourna en 1948, pour plusieurs autres films, également demeurés inconnus chez nous, ce qui est peut-être regrettable. En effet, parmi ceux-ci figurent les adaptations de deux romans célèbres de l'écrivain noir américain Richard Wright, "Black Boy" et Native Son" et cette rencontre insolite sous de pareils cieux aurait mérité un peu plus de curiosité de la part des distributeurs.
Entre-temps, Chenal était rentré en France, où deux films "La Foire aux chimères" (1946) et "Clochemerle" (1947) ne lui avaient pas permis de retrouver sa place de grand metteur en scène d'avant-guerre. Le premier, qui marquait aussi le retour de Stroheim en France, fut un échec sévère, rapidement oublié; le second triomphe commercial d'après un célèbre roman à succès, lui avait valu les suffrages d'un nombreux public, mais les sarcasmes d'une critique qui n'avait pas oublié "Crime et Châtiment", et invoquait Dostoïevsky pour mieux écraser cette farce, dont le ressort principal était l'édification d'un urinoir municipal.
Après sa seconde éclipse argentine, Chenal revint encore en France, pour une dernière carrière sans éclat. Le cinéma français avait bien changé, il était à la veille de la révolution de la nouvelle vague, et le réalisateur du "Dernier Tournant" était bien oublié, ou ce qui est pire, démodé. Entre 1956 et 1963, il réalisa une demi-douzaine de films, qui, au moment où l'on découvrait Vadim, Malle et Chabrol, passèrent complètement inaperçus. Peut-être un ou deux méritaient-ils un meilleur sort, non pas "Les Nuits de Raspoutine" (1960) mais plutôt "Rafles sur la ville" (1957), qui essayait de rénover à contretemps avec le réalisme d'avant-guerre, ou "La Bête à l'affut" (1959) bon polar qui retrouvait un peu la veine du "Dernier tournant".
Mais l'heure de Chenal était passée, il devait connaître la mélancolie des fins de carrière déclinantes et l'amertume des occasions manquées. Il fait partie de ces nombreux talents gâchés par un cinéma français qui a rarement su utiliser ses ressources en hommes. Pierre Chenal est mort le 23 décembre 1990 à La Garenne-Colombes, il avait 86 ans.
Crime et châtiment (Pierre Chenal) - Pierre Blanchar - Harry Baur
L Homme de nulle part - Extrait - de Pierre Chenal avec Pierre Blanchar
La maison du Maltais 1938
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Le dernier tournant.3
Rafles sur la ville - Michel Piccoli, Charles Vanel
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